Dans nos sociétés modernes, la démence est souvent considérée comme une altération des facultés mentales, de la mémoire et de la raison. Pour les proches, c’est un arrachement silencieux. Ils voient l’être aimé s’éloigner peu à peu, comme derrière un voile. Le parent, le conjoint, celui ou celle qui était le pilier, devient quelqu’un d’autre — fragile, imprévisible, parfois méconnaissable.

Il y a une grande douleur à cela. Parce qu’on voudrait retenir l’ancien visage, celui d’avant.
Et plus la démence avance, plus il devient difficile de reconnaître cette personne à travers ses gestes, ses paroles, ses absences. Alors, souvent, les proches oscillent : entre tendresse et exaspération, entre présence et fuite. Parce que c’est lourd. Parce qu’on ne comprend pas vraiment ce qui se passe. Parce que notre culture n’a pas appris à voir la démence autrement que comme une déchéance.

Alors on met une distance. On parle de “maladie”, on confie la personne à des institutions, on évite de s’attarder. Parce que cela réveille en nous quelque chose de profond : la fragilité, la dépendance, la perte de contrôle — tout ce que notre société, qui valorise la performance, refuse de regarder en face.

Et si la démence n’était pas une défaillance, mais une invitation à regarder ce qui, en nous, demande encore à être apaisé ?

Au fil du temps, la vie nous offre des instants de beauté, de lien et de découverte — mais aussi des passages plus sombres, plus difficiles. Lorsque la douleur peut être reconnue et accueillie, elle devient source de transformation, un passage vers plus de conscience. Mais lorsque les ressources font défaut pour les transformer, l’esprit apprend à enfouir ce qui ne peut être regardé. Les blessures, les peurs, les chocs… tout ce qui a été trop difficile à vivre se retire alors dans les profondeurs, recouvert par des histoires qui nous permettent d’avancer, de fonctionner et de tenir debout.

Ce qui n’a pas été pleinement traversé ne disparaît pas. Cela reste là, silencieux dans les couches profondes de l’être. Ces mémoires non digérées continuent d’agir en arrière-plan : elles influencent les émotions, les comportements, parfois même le corps. Et lorsque avec l’âge les barrières mentales s’assoupissent et que la vigilance faiblit, tout ce qui était resté caché peut resurgir. Comme si la vie offrait une dernière occasion d’éclairer ce qui n’a jamais pu être vu, non plus à travers les mots ou la raison, mais à travers l’émotion brute, la mémoire de l’âme.

Peut-être que, dans le miroir de la démence, la vie nous murmure  de prendre soin de nos propres blessures, avant qu’elles ne demandent à s’exprimer autrement 

Ce phénomène peut être observé à différents stades de la démence. Les personnes affectées semblent alors voyager dans le temps, revivre d’anciennes scènes et en parler comme si elles se reproduisaient ici et maintenant. Le cerveau affaibli perd de son influence, et ce qui était auparavant caché, contrôlé ou maîtrisé – peurs, douleurs, réflexes de survie – refait surface. Les émotions éclatent : larmes, colère, méfiance, agitation…  Tout peut sortir de manière désordonnée et incohérente à nos yeux, mais ces émotions ont un sens. Ce sont des fragments de blessures et d’histoires, des traces énergétiques qui s’expriment, peut-être pour être enfin reconnues et apaisées.

Au-delà de la dimension médicale, il est possible d’y percevoir un mouvement intérieur, plus vaste — comme si à un niveau de conscience supérieur, l’âme profitait de la brèche du mental pour laisser remonter ses mémoires les plus essentielles.

Et si la démence n’était pas une défaillance, mais une ouverture ? Une porte entrouverte vers les couches profondes de l’être. Une transition au cours de laquelle l’âme commence déjà à trier, à mettre de l’ordre et à inviter à libérer ce qui n’a pas encore été apaisé avant le grand voyage.

Voir la démence sous cet angle, c’est l’aborder comme une forme d’expression de l’âme de notre proche. C’est écouter au-delà des mots, percevoir l’énergie qui cherche à s’exprimer à travers eux. C’est reconnaître qu’il y a peut-être un sens, une cohérence plus profonde, une forme de sagesse qui se manifeste autrement derrière la confusion apparente.

Alors, je me demande :
qu’est-ce que ces expériences cherchent à nous enseigner ? Et si c’était un message adressé à nous, les proches, à nous les descendants ? Un appel à regarder, à comprendre, à apprendre de ce qui se joue.
Peut-être pouvons-nous entendre ce message : « Prenez soin de vos blessures. Ne les laissez pas dormir sous le tapis en pensant qu’elles disparaîtront d’elles-mêmes. »

Ce que nos aînés nous montrent, c’est la conséquence d’une vie où ces blessures n’ont pas trouvé d’espace pour être reconnues et accueillies. Ils nous appellent d’entreprendre ce travail tant que nous en avons conscience, pour nous-même et pour les générations futures.

Considérer la démence sous cet angle, c’est passer du jugement à la compassion. C’est entrevoir, derrière les paroles confuses, le mouvement d’une âme qui cherche à retrouver la paix, à rétablir un équilibre intérieur. Dans cette traversée, souvent déroutante pour ceux qui l’observent, se révèle pourtant une immense dignité. C’est aussi reconnaître que ces récits appartiennent à une trame plus vaste — celle de nos parents et de nos ancêtres — et qu’ils méritent notre respect, notre douceur et notre reconnaissance.

Et peut-être que, en les accompagnant ainsi, avec tendresse et ouverture, nous participons nous aussi à la guérison de notre propre histoire.